La French Déconnection

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Dans la conversation mondaine comme dans le décryptage médiatique, en France, en Europe ou ailleurs, la réponse à cette question est souvent étonnamment présomptueuse: Mme Le Pen passera le premier tour mais elle n’aura pas la présidence. Rares sont ceux qui envisagent la possibilité qu’elle remporte l’élection dès dimanche avec une majorité simple des voix. Les sondages avancent l’idée d’un duel commode.

Pourquoi? D’aucuns invoquent le lourd bagage politique que Mme Le Pen a hérité de son père; d’autres, des impossibilités mathématiques. En tout cas, «Marine Le Pen ne sera pas présidente» — l’idée est devenue un lieu commun, un verset politique, une habitude de confort mental.

Mais elle habille un curieux déni que personne ne veut reconnaître comme une possible erreur, monstrueuse. Et elle mène à une attitude contradictoire: alors que l’on parle de la nécessité de se mobiliser pour contrecarrer une présidence Le Pen — ce fameux «vote utile» — on nie l’éventualité même de sa victoire.

Le paradoxe s’explique, d’abord par le souvenir heureux de l’année 2002. Au premier tour de cette présidentielle-là, déconfiture: Jean-Marie Le Pen, père de Marine et leader du Front National à l’époque, se qualifie sur le lit d’une débandade de la gauche menée par Lionel Jospin. Mais le duel entre M. Le Pen et Jacques Chirac au deuxième tour s’est soldé par une démonstration de force de la France plurielle: un vaste rassemblement des différences — de la droite, du centre, de la gauche, de l’extrême gauche — a apporté à M. Chirac une écrasante victoire.

Les grandes marches de l’époque avaient consacré l’esthétique de ce front républicain et elles ont laissé dans leur sillage une mythologie de la mobilisation citoyenne. Le déni aujourd’hui est le résultat de ce traumatisme heureux.

Ainsi l’extrême droite est perçue comme un contrepoids, mais pas un poids à part entière. Elle balise le terrain des discours politiques, impose des sujets de débats à ses adversaires malgré eux, donne voix aux craintes des français. Mais cela n’ira jamais plus loin, affirme-t-on. Le Front National est là pour faire peur, pas pour gouverner.

 L’idée part d’un portrait simpliste de l’électeur lambda imaginaire. Les élites bien-pensantes le voient comme un citoyen responsable, conscient des enjeux de son vote — une espèce de bon sauvage de la vie politique actuelle.

Cette notion est un mythe autant que l’était la vision de Rousseau. L’électeur français n’est peut-être pas si bon.

Un exemple: Pourquoi encore pense-t-on que Mme Le Pen ne peut pas être présidente? Parce qu’elle est une femme. Ceci est peut-être inavouable, mais la grande analyse politique est aussi faite de petits préjugés. La France est un pays paradoxal: devenue une république avant l’heure, elle reste une monarchie après l’heure, dans ses mœurs, ses pratiques et sa vision du pouvoir.

On aurait mieux compris les débats houleux sur le «mariage pour tous» dans une monarchie conservatrice comme l’Espagne, mais c’est en France que cette loi est mal passée et a servi de tribunal aux idées modernistes de certains politiques. De même, Mme Le Pen a su jouer la présidentiable, non sur le mode de la femme qui répare le sort des femmes mais sur celui de la femme politique qui veut sauver la France. Elle parle surtout de migrant, de terrorisme, d’islamisme, de colonisation et d’euro. Pas tant du statut de la femme.

Par ailleurs, en parlant de migrant, de terrorisme, d’islamisme, de colonisation et d’euro avec les propositions tranchées qu’elle affectionne, Mme Le Pen a peu à peu levé les tabous et normalisé les propositions scandaleuses. Les populistes comme elle ont aussi compris que les meilleurs moyens de propagande ne sont plus l’exactitude, mais le net et le fake. On travaille l’effet, pas la vérité. Et ça marche: l’électeur ne lit plus les longues analyses; il retient les affirmations assurées.

Pourquoi enfin Mme Le Pen ne sera-t-elle jamais présidente? Parce que si l’extrême droite a changé de discours, les élites ont toujours l’ancienne façon de voir le monde ou de l’espérer.

Leur analyse sur les mouvements populistes est décalée. Elle se base sur des présupposés, des fausses raisons, un déni du réel. Le risque de voir Mme Le Pen présidente heurte, au plus profond, une sorte de positivisme politique très prégnant: on croit que pour nous qui sommes en démocratie le progrès est linéaire, qu’on va du mieux vers le meilleur, de la nécessité vers le droit.

L’élection de Mme Le Pen irait à contresens de l’histoire, pense-t-on. Donc elle n’aura pas lieu. C’est un happy ending pour élites: à la fois variante de l’utopisme, valeur marchande, protocole de récit — et la base d’une analyse politique irrationnelle.

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